(La version lue fait foi)
Il y a quelques mois, des informations préoccupantes sur les conditions de détention au Nunavik ont été portées à ma connaissance. Ces informations contredisaient les rapports du ministère de la Sécurité publique, responsable des services correctionnels, sur la conformité et la sécurité de la garde des personnes incarcérées sur ce territoire du Québec. Devant cette situation, j’ai décidé de mener une enquête pour connaître ces conditions.
Sur ce territoire du Nord du Québec, le Ministère a délégué, par l’entremise d’une entente, certaines de ses responsabilités à l’Administration régionale Kativik. Le Protecteur du citoyen n’a pas compétence sur l’Administration régionale Kativik; cependant, le ministère de la Sécurité publique demeure responsable de s’assurer que les personnes incarcérées sous sa responsabilité sont traitées conformément à la Loi et aux normes applicables.
Les conditions de détention
Il ressort de notre enquête que l’on a toléré au Nunavik des conditions de détention déplorables, en deçà des normes les plus minimales et qui portent des atteintes graves aux droits, dont celui à la dignité. Parmi ces conditions constatées non seulement, mais particulièrement, à Puvirnituq, plaque tournante de l’administration de la justice sur la Baie d’Hudson :
- Un taux d’occupation excessif des cellules (jusqu’à sept personnes peuvent être entassées dans des cellules conçues pour un ou deux occupants);
- La proximité de personnes au profil incompatible (par exemple des personnes présentant un risque de suicide et des personnes intoxiquées);
- L’insalubrité généralisée des lieux de détention, l’accès à l’eau limité et les équipements désuets, défectueux ou insuffisants;
- Des installations sanitaires qui ne permettent pas de préserver l’intimité des occupants (dans certains cas, les caméras de surveillance permettent même la vue sur les personnes incarcérées pendant qu’elles utilisent ces installations);
- Les services d’entretien ménager et de buanderie souvent déficients, sinon inexistants;
- Des matelas, sans enveloppe, placés sur le sol et sur lesquels certaines personnes incarcérées doivent prendre leur repas et s’y installer pour dormir;
- Des personnes incarcérées confinées 24 heures sur 24 en cellule, une situation unique au Québec.
Comme il n’y a pas d’établissement de détention au Nunavik, lorsqu’un juge ordonne qu’une personne résidant dans l’un des 14 villages nordiques soit incarcérée, c’est dans l’un des 20 établissements au sud du 49e parallèle qu’elle sera transférée.
Nous avons constaté que ces conditions de détention hors du Nunavik ne sont pas adaptées à la réalité des Inuits. En premier lieu, la barrière de langue pose problème. Aucun agent correctionnel du Québec n’est d’origine inuite ou, à de très rares exceptions, ne parle l’inuktitut. Il est alors difficile pour les Inuits de comprendre les instructions, de faire valoir leurs besoins et respecter leurs droits, qu’ils connaissent peu d’ailleurs en général. En raison de l’éloignement, ils sont pour la plupart privés de la visite de leur famille, pourtant un facteur important pour la réinsertion sociale. Sur cet aspect, j’ai avec satisfaction noté que des programmes ont été développés dans les trois principaux établissements de détention du Québec qui accueillent des Inuits (Amos, Saint-Jérôme et Maison Tanguay).
Afin que toute personne inuite incarcérée le soit, sans exception, dans le respect des normes et exigences établies, j’ai formulé dix-neuf recommandations au ministère de la Sécurité publique. Elles visent à améliorer de façon significative, et à coûts raisonnables, les conditions de détention des Inuits du Nunavik.
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Notre enquête devait à l’origine se limiter aux conditions de détention. Rapidement, nous avons constaté que celles-ci ne constituaient qu’une partie des problèmes de nature systémique liés à l’administration de la justice au Nunavik. Notre enquête s’est donc élargie à ces enjeux ainsi qu’aux conditions de prévention de la criminalité.
L’administration de la justice
Pour l’administration de la justice, la Cour itinérante, généralement présidée par un juge de la Cour du Québec, se rend au Nunavik. Avant d’être entendus dans le cadre de leur procès, plusieurs Inuits judiciarisés doivent être transportés au palais de justice d’Amos, notamment pour leur enquête sur remise en liberté. Ils retourneront éventuellement dans le Nord pour y subir leur procès devant la Cour itinérante.
Le transport des personnes judiciarisées entre le Nunavik et l’Abitibi est éprouvant – des trajets de longue durée, parfois des jours, en raison des multiples escales. C’est d’ailleurs surtout en raison de ces délais que la durée moyenne de séjour des Inuits du Nunavik en détention préventive a augmenté de huit jours en cinq ans et est supérieure de dix-huit jours à celle du reste de la population carcérale.
Les coûts de gestion liés à ces transferts sont élevés; pour les seuls transports et gardiennage des Nunavimmiuts, en 2014-2015, ils ont atteint plus de 6,5 M$ (et ce chiffre ne tient pas compte de certaines dépenses que le Ministère ne comptabilise pas ni des coûts de la Cour itinérante).
Un manque d’initiative dans la mise en place des solutions au plan correctionnel
Pourtant, des solutions sont possibles et connues. Elles se font malheureusement attendre. Les trois principales sont :
- la création d’un pont aérien entre l’Abitibi et le Nunavik;
- le regroupement de la clientèle incarcérée au sud du 49e parallèle;
- et l’utilisation accrue des comparutions à distance par visioconférence.
La prévention de la criminalité
Un constat s’impose : les Inuits sont surreprésentés dans les systèmes de justice et correctionnel. Ces dernières années, cette surreprésentation n’a fait que s’accentuer et le peu de ressources investies en matière de prévention de la criminalité, notamment celles visant le traitement des dépendances sur le territoire, participe à cette surreprésentation.
Il est devenu évident que le système de justice ne peut à lui seul mener à une réduction de la criminalité au Nunavik. D’autres formes d’interventions sont requises pour régler adéquatement l’ensemble complexe des problèmes sociaux qui affectent les Nunavimmiuts et qui sont à l’origine de la plupart des dossiers de la Cour itinérante.
D’ailleurs, lors de notre enquête, nous avons constaté que les Inuits reconnus coupables et transférés au « sud » ne saisissent pas toujours les subtilités de leur dossier ou le langage juridique. La relative absence de vulgarisation des principes juridiques était frappante lors des séances de la Cour itinérante auxquelles ont assisté mes délégués. C’est sans compter que les actes d’accusation et autres documents judiciaires ne sont pas traduits en inuktitut.
Sans minimiser – bien au contraire – les efforts importants consentis notamment par le ministère de la Justice et la Magistrature pour adapter l’administration de la justice aux réalités et aux besoins du nord, la recherche d’alternatives à la judiciarisation devrait être faite à la source du problème, en s’attaquant aux origines de la criminalité et à sa prévention.
L’enjeu du financement
En 2007, le gouvernement du Québec, la Société Makivik et l’Administration régionale Kativik ont convenu, en alternative à la construction d’un établissement de détention, de créer le Programme des collectivités plus sûres (Programme Ungaluk). Les sommes versées dans le cadre de ce programme (10 millions de dollars par année indexés sur une période de 22 ans, pour un total de 315 millions de dollars) devaient servir à créer des programmes pour prévenir et combattre la criminalité, promouvoir la santé et la sécurité des communautés, fournir une aide aux victimes d’actes criminels et améliorer les services correctionnels aux Inuits.
Le manque d’action concertée des instances concernées, au premier chef le ministère de la Sécurité publique, le ministère de la Justice, ainsi que des acteurs locaux que sont l’Administration régionale Kativik et la Société Makivik, contribue à accentuer les problèmes sociaux des Inuits et, conséquemment, à entretenir les stéréotypes à leur égard.
Je constate que la participation des acteurs gouvernementaux et du milieu inuit au comité expert du Programme Ungaluk (le « Programme des collectivités plus sûres ») est très modeste. Pour cette raison, alors que les solutions sont identifiées et le financement – en grande partie du moins – accessible, je recommande une planification rigoureuse et des actions dynamiques et concertées à court terme. Il faut susciter une grande motivation envers la mise en œuvre adéquate de ce Programme des collectivités plus sûres.
Notamment, il faut accorder la plus haute priorité à la consolidation des comités de justice, à l’amélioration de l’offre de services psychosociaux, de désintoxication et de traitement des dépendances, à l’adaptation des programmes de réinsertion après l’incarcération. L’implantation d’un programme de traitement judiciaire qui réponde au contexte du Nunavik est aujourd’hui essentielle.
Je formule sept recommandations aux fins de prévenir la judiciarisation et de favoriser le progrès social.
Ce rapport du Protecteur du citoyen a été déposé à l’Assemblée nationale pour que les parlementaires puissent se saisir de cette situation et en mesurer l’évolution. La surjudiciarisation et l’incarcération conséquente n’agissent pas sur les problèmes sociaux. Il faut faire davantage pour le progrès social au Nunavik.